Evaluation et indemnisation du préjudice dans l’Union Européenne
Intervention de Maître Teissedre au colloque organisé par la CCI des Pyrénées-Orientales qui s’est tenu le 2 octobre 2015 à Perpignan
L’appréciation des dommages corporels et de leurs modalités d’indemnisation comprend 3 étapes qui, chacune, participent au processus d’indemnisation : identifier les différents postes de préjudice (I), les évaluer (II) et chiffrer les différents dommages en leur fixant une valeur monétaire personnalisée (III).
Nous analyserons tour à tour chacune d’entre elles, en faisant un point dans chacune des parties sur l’état du droit au plan interne et au plan européen étant précisé que nous étudierons essentiellement la réparation du préjudice corporel sous l’angle de l’harmonisation des règles applicables.
I – L’identification des préjudices : le problème des nomenclatures
A/ En France
Un médecin expert doit énumérer de façon exhaustive les différents chefs de préjudice appelant une indemnisation, ce qui suppose qu’il dispose d’une nomenclature des postes de préjudice.
La mise en œuvre du principe d’une indemnisation complète et équitable, et, d’autre part, celui d’une égalité de traitement entre toutes les victimes a conduit la France à adopter « une nomenclature incontestable des différents chefs de préjudice », connue sous le nom de nomenclature DINTILHAC qui date de juillet 2005.
Cette nomenclature reprend la trilogie des divisions des postes de préjudice corporel habituellement admise tant en droit interne qu’en droit comparé, à savoir la distinction entre les préjudices de la victime directe et des victimes par ricochet, les préjudices patrimoniaux et extra-patrimoniaux et les préjudices temporaires et permanents.
Par une circulaire (n°CIV/05/07) du 22 février 2007, le ministre de la justice en recommande l’utilisation aux procureurs et présidents de juridictions civiles.
Toutefois, la publication de la nomenclature dite « Dintilhac » n’a pas suffi à harmoniser les pratiques.
En effet, elle est pour l’heure dépourvue de portée contraignante.
En outre, dans un avis contentieux LAGIER ET CONSORTS GUIGNON du 4 juin 2007, le Conseil d’état a proposé une autre nomenclature des chefs de préjudice, tout en regrettant que le Premier Ministre, usant de son pouvoir réglementaire d’exécution des lois, n’ait pas établi par décret une nomenclature officielle comportant une table de concordance des chefs de préjudice avec les prestations versées par les tiers payeurs.
Ainsi, il n’existe pas à ce jour de nomenclature des préjudices corporels commune à l’ensemble des acteurs de l’indemnisation bien que le Conseil d’Etat ait récemment rendu, le 16 décembre 2013, un arrêt n°346575 dans lequel les postes de préjudice sont identifiés en référence au Déficit Fonctionnel Temporaire et Permanent, notions propres à la nomenclature Dintilhac.
Le 5 novembre 2009, une proposition de loi du député Guy LEFRAND a été enregistrée à l’assemblée nationale qui l’adopta à l’unanimité le 16 février 2010.
Cette proposition tend à instaurer une nomenclature unique des chefs de préjudices constituant le cadre obligatoire de toute décision de fixation d’indemnités en réparation de préjudices corporels en lien avec un accident de la circulation, qu’il s’agisse d’une transaction ou d’une décision de justice.
Cette proposition de loi, nous y reviendrons, n’est jamais entrée en vigueur en raison de la censure du Conseil constitutionnel, censure qui ne concernait cependant pas le contenu proprement dit de la loi.
B / En Europe
L’idée d’une nomenclature permettant une réparation intégrale du préjudice n’est pas nouvelle.
Elle était déjà contenue dans la résolution n°75-7 du 14 mars 1975 du Conseil de l’Europe relative à la réparation des dommages en cas de lésions corporelles et de décès, laquelle maintient la distinction traditionnelle entre les atteintes à des droits patrimoniaux et celles portées aux droits extra-patrimoniaux de la victime, résolution qui est d’ailleurs expressément citée dans le rapport Dintilhac.
L’Union Européenne n’est pas en reste puisque dès 1972, le droit communautaire a mis en place un véritable système de protection des victimes d’accidents de la circulation à travers plusieurs directives visant à l’harmonisation progressive des législations des Etats membres concernant les règles de l’assurance de responsabilité civile automobile.
Cependant, la première directive 72/166/CEE n’a apporté aucune précision quant aux dommages couverts ; en effet, elle imposait seulement aux Etats Membres de prendre toutes mesures utiles pour que la responsabilité civile relative à la circulation des véhicules ayant leur stationnement habituel sur un territoire donné soit couverte par une assurance.
En tout, cinq directives seront adoptées, la dernière en 2009 pour codifier les précédentes.
Pourtant ce corpus de règles communautaires, s’il facilite la liberté de circuler entre Etats Membres, n’a pas harmonisé les règles de responsabilité civile si bien que par exemple, l’Angleterre continue de prévoir une responsabilité pour faute.
Il en est de même des différentes modalités d’évaluation des préjudices.
II/ – L’évaluation des préjudices : le problème des barèmes
A/ En France
Evaluer les différents postes de préjudice suppose une cotation des infirmités en pourcentage d’incapacité établis au moyen d’un barème médical.
Dans un rapport fait au nom du Conseil national de l’aide aux victimes en juin 2003 sur l’indemnisation du dommage corporel, le Professeur Yvonne LAMBERT-FAIVRE dénonce « l’inadmissible pluralité des barèmes médicaux » employés aujourd’hui par les acteurs de l’indemnisation.
En effet, il n’existe pas actuellement de barème officiel d’évaluation des dommages corporels.
La plupart des acteurs ont donc recours à l’un des trois principaux barèmes existants :
- Le « barème d’évaluation médico-légale » de la Société de médecine légale et de criminologie de France, élaboré avec le concours de l’Association des médecins experts en dommage corporel (AMEDOC) ;
- Le « barème indicatif des taux d’incapacité en droit commun» publié en 2001 par le concours médical, largement utilisé par les assureurs ;
- Le « guide barème européen d’évaluation des atteintes à l’intégrité physique et psychique », élaboré par la Confédération européenne d’experts en évaluation du dommage corporel (CEREDOC), sur des critères proches de ceux du barème du Concours médical.
Comme le note le Conseil d’Etat dans son avis du 28 janvier 2010 sur la proposition de loi précédemment évoquée, « ces barèmes, adoptés à des périodes éloignées et pour l’application de législations de réparation ayant des inspirations dissemblables, présentent des différences dans la caractérisation d’une même invalidité, telle que la perte d’un membre, qui heurtent l’équité ».
Ainsi, un même état physique et psychique peut donner lieu à l’attribution de taux d’incapacité différents selon l’organisme à l’initiative de l’évaluation médico-légale et selon le barème utilisé.
A titre d’exemple, le taux d’incapacité auquel correspondrait un syndrome de stress post-traumatique serait évalué :
- Entre 3 et 15% d’après le barème du Concours médical, qui n’évoque la possibilité de porter ce taux jusqu’à 20% qu’à titre exceptionnel ;
- Entre 0 et 20% en application du barème européen ;
- Entre 0 et 25%, dont 90% au titre de la fonction psychique, selon le barème d’évaluation médico-légale.
C’est la raison pour laquelle l’article 2 de la proposition de loi LEFRAND prévoit un « barème médical unique » destiné à s’appliquer à tous les dommages résultant d’une atteinte à la personne, qu’ils relèvent ou non de la législation spécifique aux accidents de la circulation.
Précisons cependant qu’un barème médical ne doit pas être confondu avec un barème d’indemnisation servant au juge pour calculer l’indemnité à allouer en réparation de ces atteintes.
Du point de vue français, un barème d’indemnisation porterait atteinte au principe de réparation intégrale des préjudices qui implique d’individualiser le calcul de l’indemnité.
Il sera à cet égard intéressant de comparer notre système avec celui en vigueur en Espagne qui prévoit, sauf erreur de ma part, un système de tarification en fonction des préjudices subis par la victime, système que nous expliquera le Professeur MARTIN-CASALS.
B/ En Europe
La confédération d’associations nationales de médecins experts en l’évaluation du dommage corporel (CEREDOC), qui réunit enseignants, universitaires et professionnels émanant de différents pays dont l’Italie, la France, l’Espagne, la Portugal et la Belgique, a travaillé notamment à la préparation d’un barème européen pour uniformiser la « valeur homme » en Europe et donner une contribution à l’harmonisation, dans le continent entier, des critères d’indemnisation.
C’est dans ce cadre que le Guide Européen d’évaluation des atteintes à l’intégrité physique et psychique déjà évoqué a été établi le 25 mai 2003, sous l’impulsion de l’Académie de droit européen de Trèves à l’issue du colloque de Trèves I qui s’est tenu en juin 2000, Académie dont les travaux connaissent un succès et un écho grandissant.
Ce guide ne concerne que les préjudices non économiques partant du constat que les préjudices économiques nécessitent une évaluation in concreto et ne sont donc pas barémisables. En effet, la volonté européenne est de promouvoir la réparation barémisée des préjudices à caractère personnel.
Le principe de base retenu est que, dans tous les Etats, il convient que les mêmes organes, les mêmes fonctions, les mêmes dépréciations-types à ces fonctions aient une valeur identique.
III/ – La fixation des indemnités
A/ En France
Pour tenter d’harmoniser les pratiques, l’article L211-23 du Code des assurances prévoit une « publication périodique » rendant compte des indemnités fixées par les jugements et les transactions en réparation des dommages consécutifs à un accident de la circulation.
Cette publication constitue une extraction d’une base de données constituée « sous le contrôle de l’autorité publique » par l’Association de gestion des informations sur le risque en assurance (AGIRA).
Elle est censée recenser tous les jugements et toutes les transactions concernées.
Cette base de données, reproduite sous forme de tableaux dans le Code des assurances, devrait fournir au juge et aux assureurs des éléments objectifs leur permettant de déterminer de façon éclairée le montant des indemnités.
Pourtant, comme le souligne le Conseil d’Etat dans son avis du 28 janvier 2010 précité, cette mesure a été « infructueuse », car elle « n’a pas permis le recensement exhaustif de ces données, s’agissant en particulier des préjudices corporels les plus graves qui font l’objet le plus souvent de décisions juridictionnelles, en raison de l’insuffisance des moyens consacrés à cette base de données, actualisée pour l’essentiel par les compagnies d’assurance ».
En l’absence de référentiels nationaux sur l’indemnisation des préjudices corporels, les différents acteurs de l’indemnisation ont élaboré leur propre jurisprudence et leur propre référentiel.
Ainsi, dans son livre blanc sur l’indemnisation du dommage corporel, la Fédération française des sociétés d’assurance (FFSA) déplore « une dispersion dans l’appréciation jurisprudentielle de ces préjudices suivant à la fois les ordres de juridiction (administratif et judiciaire) et, à l’intérieur d’un même ordre, suivant les juridictions qui la composent ».
C’est ainsi qu’existent des référentiels élaborés par des Cours d’appel comme c’est le cas pour les cours d’appel d’Agen, de Bordeaux, de Limoges, de Pau et de Toulouse mais aussi des référentiels établis par différents fonds de garantie comme l’Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux (l’ONIAM), le Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante (FIVA) ou encore le Fonds de Garantie des Victimes des actes de Terrorisme et d’autres Infractions (FGTI), sans pour autant que ces entités s’interdisent de personnaliser le cas échéant leurs offres d’indemnisation.
C’est la raison pour laquelle la proposition de loi LEFRAND propose, en son article 1er, de créer :
– une base de données publique qui recenserait de façon exhaustive les transactions intervenues et les décisions de justice rendues en application de la loi du 5 juillet 1985, en présentant le détail des indemnités accordées pour chaque chef de préjudice ;
– un « référentiel national indicatif », publié périodiquement, qui présenterait une synthèse des informations contenues dans la base de données ;
– et d’instituer une commission nationale de l’indemnisation des dommages corporels dont la composition serait pluridisciplinaire.
B/ En Europe
Prenant acte de l’existence de plafonds indemnitaires quant aux montants alloués à la réparation du dommage matériel mais aussi du dommage corporel dans la législation de plusieurs Etats Membre – ce qui n’est pas le cas de la France – la 5ème directive 2005/14/CE automobile du 11 mai 2005 améliore le contenu des directives précédentes en imposant notamment une indemnisation minimum. Sont aussi concernés les piétons et les cyclistes, répertoriés dans une catégorie spéciale d’accidentés, qui peuvent avoir besoin d’une protection plus importante que les conducteurs de véhicules motorisés.
La directive 2009/103/CE du 16 septembre 2009 codifie les directives antérieures.
Les montants en euros visés à l’article 9, paragraphe 1, ont été révisés en 2010.
Ainsi, les montants prévus en euros passent, pour les dommages corporels, respectivement, de 1 000 000 euros à 1 120 000 euros par victime et de 5 000 000 euros à 5 600 000 euros par sinistre quel que soit le nombre des victimes.
En ce qui concerne les dommages matériels, on passe de 1 000 000 euros à 1 120 000 euros par sinistre, quel que soit le nombre de victimes étant observé que la révision de ces montants est prévue tous les cinq ans, en fonction de l’évolution de l’indice européen des prix à la consommation publié par Eurostat.
IV/ – Conclusions
Une étude parue en 2007 pour le compte de la Commission Européenne, étude qui compare les pratiques nationales dans l’indemnisation des victimes d’accidents transfrontaliers de la circulation routière au sein de l’Union Européenne montre que si les montants d’indemnisation différent de façon parfois considérable d’un pays à l’autre, une certaine convergence dans la reconnaissance des préjudices peut être désormais constatée.
En conséquence, il est possible d’affirmer que le principe de réparation intégrale des dommages corporels est respecté par la très grande majorité des Etats Membres.
C’est particulièrement vrai concernant l’indemnisation des préjudices économiques comme l’a montré le colloque organisé par l’Ecole de Formation professionnelle des Barreaux de la Cour d’appel de Paris (EFB) le 25 avril 2007.
Cependant, deux points attirent plus particulièrement notre attention.
Le premier concerne l’indemnisation du préjudice moral des proches en cas de décès de la victime directe, le second le montant de l’indemnisation des préjudices en fonction du mode de transport utilisé.
S’agissant de l’indemnisation du préjudice moral, un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 16 juin 1993 (Bull. crim. 1993, n°214) a rendu une solution qui mérite d’être discutée.
A la suite d’un accident de la circulation impliquant deux véhicules immatriculés en Allemagne, la veuve de la victime et son enfant mineur ont demandé la réparation de leurs préjudices devant les juridictions françaises qui leur refusèrent l’indemnisation de leur préjudice moral au motif que la loi allemande, comme d’autres législations y compris au sein de l’union européenne, excluait la réparation du préjudice moral au sens français du terme.
La Cour de cassation répond alors « que n’est pas contraire à l’ordre public, au sens du droit international privé, l’exclusion par la loi étrangère de la réparation intégrale du préjudice et notamment celle d’un préjudice moral ».
Cet arrêt est à mettre en perspective avec une autre décision qui contribue elle aussi à affaiblir l’intensité du principe du droit à la réparation intégrale du préjudice.
Cette autre décision a été rendue 10 ans plus tard par la 1ère chambre civile de la Cour de cassation le 12 mai 2004 (Bull. civ I n°136). Elle concerne l’indemnisation des préjudices subis par un passager grièvement blessé à la suite d’un accident d’aéronef qui s’était écrasé au sol.
Le passager contestait la limitation de garantie que lui opposait l’assureur de l’aéroclub (d’Annecy) sur le fondement de la Convention de Varsovie du 12 octobre 1929 comme étant contraire aux articles 2 et 14 de la CEDH qui consacrent, respectivement, le droit à la vie et l’interdiction de toute discrimination.
La Cour de cassation répond :
«Que, contrairement à ce qu’énonce le deuxième grief, le principe de réparation intégrale est étranger au respect de l’intégrité de la personne humaine garanti par les articles 2 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, étant observé, de surcroît, que le régime juridique applicable aux victimes est légitimement différent selon le mode de transport en cause ».
On le voit, le principe d’ordre public de la réparation intégrale du préjudice est plus relatif qu’il n’y paraît.
Il reste limité par la loi interne applicable au litige et dépend du régime juridique applicable au mode de transport utilisé.
Ces limites sont source de discrimination entre les victimes.
Des progrès sont-ils envisageables ?
En ce qui concerne la France, une question écrite fut posée le 3 juin 2014 par un député, Monsieur Marc LE FUR, au Ministre de la Justice.
Le député demandait pourquoi la proposition de loi déposée par le député Guy LEFRAND visant à améliorer l’indemnisation des victimes de dommages corporels à la suite d’un accident de la circulation, proposition adoptée à l’unanimité par l’assemblée nationale, n’avait depuis lors pas été inscrite à l’ordre du jour du Sénat pointant ainsi un dysfonctionnement institutionnel qui pénalise les victimes.
Dans sa réponse du 20 janvier 2015, le ministère de la justice indique qu’il « proposera un droit du dommage corporel rénové reprenant plusieurs outils d’évaluation du dommage corporel qui avaient été insérés dans cette proposition de loi et qui pourraient être applicables aux décisions des juges administratifs et judiciaires, afin d’assurer une meilleure harmonisation de l’indemnisation des victimes. Une telle réforme sera également l’occasion de proposer des améliorations à la loi du 5 juillet 1985, tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation, après une concertation approfondie portant notamment sur l’opportunité d’élargir son champ d’application à tous les véhicules terrestres à moteur et d’étendre au conducteur victime ses dispositions les plus favorables ».
On le voit, les indemnités accordées aux victimes d’accidents de la circulation mériterait d’être harmonisées au plan interne avant que ne soit envisagée une harmonisation, pour l’heure inexistence, au niveau de l’Union Européenne.
Les décisions de la Cour de cassation précédemment évoquées ainsi que les errements du législateur pourtant conscient du problème, illustrent les résistances qu’il faudra dépasser pour parvenir à ce que sur le territoire français puis un peu partout en Europe, les victimes d’accidents et pas seulement de la circulation voient leurs différents préjudices entièrement réparés.